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ETRANG'ER

Publié le par Mathias LEH

Ici.

Maintenant.

Aimerais-tu revenir en arrière ?

Il est temps de se poser cette question, les roues tournent, la clepsydre se vide, peu à peu…

Aimerais-tu vraiment ?

Revivre cet amour de jeunesse fougueux et terriblement immense mais qui sonnait déjà faux, au départ, dans ce temps vieux et patiné où on ne pouvait supporter que fêlures puissent faire partie de soi.

Je reste là, l’inscription sur mon front, au creux de mes reins, est la même. Je suis l’homme que je fus, que je suis et que je serai. Fils de. Père de.

Je suis vraiment là et pourtant. Toujours, quelque chose m’échappe, je cours depuis si longtemps, après.

Je regarde par la fenêtre, j’apprends cette position douce et silencieuse, je suis oiseau sur la branche, murène dans la roche.

Comment être au monde et ne pas se perdre ? Qu’est-ce qui nous définit enfin ?

Pourquoi, colibri aux reflets vert émeraude, pourquoi tiens-tu bon ? Pourquoi cette force folle dans tes battements d’ailes, de ton cœur d’airelle ?

Maintenant.

Ne trahis pas les bruissements de l’anolis qui descend le long de la feuille de bananier. Ne me trahis plus. Garde les yeux fermés. Terriblement scellés par la lumière chaude et humide. Je la sens descendre le long de nos paupières, nous pourrions ne faire qu’un, hier et aujourd’hui, le troisième, ce demain qui jamais ne se pose, le vol hirsute et infini du colibri.

Erreur. Parcours brouillé. Manque. Vide. Tu as pris tant et tant de traverses. Nous y étions. Les chemins pouvaient paraître opposés mais tu n’as pas lâché, cette détermination cachée, cet acharnement qui épuise, crispe et te faisait te cabrer comme cheval fou.

Dans la foule, dans les villes, dans le bruit, dans l’histoire des autres.

Se perdre. Indéfiniment.

Et être là.

Ailleurs, loin, abstrait quand c’est à ce point, le temps se fractionne, éclats sombres dans l’iris du globe terrestre.

Comment avons-nous fait ? Qu’avons-nous donc fait ? Les questions grouillent soudain, essaim dangereux au coin des mots.

Balaie tes propres traces, ne laisse pas de mots, garde les lèvres fermées. Il n’y a pas de place. Le corps envahit les espaces, où sont les places ?

Tu es là, dans les vagues, les méandres salés, tu es ce mot, tu es cette sensation, tu es mon bon diable, redresse mon monde, donne saveur à la nuit, aux chants des grenouilles comme grillons.

Les lettres rayonnent dans le bleu profond, elles envahissent mon cortex, je vois trouble, tu me prends le bras, tu m’attires vers le fond, dans ce bleu peu à peu noir, la tortue luth m’approche et m’effleure, une douce voix, féminine et flutée fredonne, maintenant : les lettres et poissons lions flottants, maintenant, partir et entendre dans les bruissements salés le doux chant de ce mot, sa saveur inégalée, mon histoire dans les puits, les lacs, les profondeurs...

Etranger. Qui vient de l’extérieur. Qui est ici mais serait venu d’ailleurs, un barbare. Celui qui ne parle pas notre langue, que nous ne reconnaissons pas comme étant des nôtres.

Quel pont, quelle profondeur entre le monde familier et moi-même ? Serpenter sur la hauteur de ce sentiment de non appartenance et rêvez sa saison autre.

Je cours et plonge, je coule à pic, je vis dans les puits. Je prends de la taupe les rayons, la respiration creusée…

Venu ici comme on suit le courant en ne cherchant plus à savoir. Larguer les amarres. Faire confiance.

Est-ce bien raisonnable ? Prends une lampe torche, ne sois pas immature… J’entends les phrases ; je connais le discours à tenir, trop bien !!!

Comment l’étranger prend-t-il donc soin de lui ? Qui l’entoure de sa sollicitude de groupe ? Comment se sent-il face à la puissante meute du groupe ?

Il aimerait en être, il s’en défend mais sans cesse revient cette attirance qui deviendra répulsion et amour des plaies, jouissance des limites, de sa différence, comme s’il était seul ! La différence.

Je sais, tu me suis à peine, je nage en eaux troubles, le jus de mes quelques lettres, mon totem, celui de l’étranger, étrange sentiment de mon enfance, étrange tapis que j’offre au monde pour qu’il me mange pièce par pièce, qu’il ne reste rien. Je veux grandir, je veux être du monde, je veux être des vôtres, je suis humain, prenez ma chair, prenez mon sang, croquez mon âme…

Etranger des chemins d’humilité, je dois prendre ce chemin, ne pas toujours croire que je ne suis pas de ceux-là, si tu me rejettes je reviendrai, je suis du même bois que toi, je ne suis qu’un petit homme, fétu de paille…

Je ne souffre pas l’étrange chemin de ne pas être des vôtres, je ne sais cette langue et j’en suis amoureux. Elle me donne un masque, elle dit « tu n’es pas d’ici », « Tu ne peux prétendre », soit. Mes parents ne parlaient pas la langue symbolique du village, ma mère ne parlait pas vrai, le mensonge en lettres d’or coulait doux et la guide au coin de ses lèvres, mon père ne disait pas puis hurlait !!! Et toi ? Et toi ?

Je parlais de l’autre côté, étranger au rôle assigné, j’étais frappé du paradoxe cuisant et brûlant de la honte, de ne pouvoir traverser la ligne, resté là, un à l’unisson. L’amour perdu et dévorant. L’étranger est passé. Je suis là. Tu regardes, ils me voient, je pourrais me mettre nu et courir à toi. Tuez l’angoisse, les lettres se déposent lentement, elles tapissent le fond, se perdent dans le sourire absurde d’une raie Manta. Je m’accroche, je ne respire plus ? Vais-je mourir d’avoir voulu d’être là et d’être étranger sans l’être totalement.

Ils ferment les horizons, ils construisent des murs, ils pensent la différence comme haie, rempart, « nous serons fraternels », mon frère sera à mes côtés et que les autres meurent au pied de la citadelle. La peur et la rancœur, de la fraternité je fais le deuil, je ferme les clôtures, je sème la différence comme sucre des jours à venir. Je serai voisin de l’esclave mais ne saurai jamais ce que fut cette blessure dans les mots, la filiation. Lierre fascinant, langue qui se déplie comme fleur tutélaire, du créole le trésor, que je ne sache pas, que le jugement est mort, que l’Inde, l’Afrique et les îles de l’Orient apparaissent, j’oublierai le murmure du monde, sa complainte.

Ce serait une ligne de mots, une suite simple de lettres, redonner la voix, le ton et l’entrain pour que cesse la haine livide, le regard en coin, la suspicion et la paranoïa des « pas comme moi »…

Que de belles intentions noyés dans une feuille de papier, arrêter le mur, la marche lente. Tuer les certitudes et reconstruire le pont détruit…

J’aime les paradoxes, l’âpre territoire qui s’offre à moi, la lente remontée des eaux dans la moiteur des anciens volcans. Je te regarde toi, moi, nous. Du créole, du mulâtre, du métro, je ne suis pas, je ne suis rien et je m’inscris partout, je scrute l’éternel, je sens cette terre qui fut lointaine et que de lointains ancêtres colons fous prirent au vents, je sens la moiteur comme signe de l’étrange voile entre moi et l’habitude, je ne suis pas d’ici et pourtant, pourtant je fais racine, mon corps prend masse et va ce monde, je souris chaque matin à des nuées et nous partons ensemble des contrées de vie, la route est là, nous la prenons, il le faut bien, étrange sentiment au creux des mots, au sein.

Reste encore un tout petit peu, écoute, ils chantent, ils parlent, dieu vient, il est là, il leur parle. Que faire, que dire, ce rythme qui souffle, souffle hors de moi, acceptez et prendre ce que l’on peut, apprivoiser l’angoisse de ne pas en être sans monter le relief du plus, ni du moins… La hiérarchie n’est pas partout, elle règle les tempos, voilà tout. Accepte l’autre monde, celui derrière les apparences, accepte qu’ils furent loin, arrachés et sans repères, nous voulions tout aplatir, nous continuons…

Ma parole se perd dans l’eau, elle reflète le soleil tombant alors que les premières chauves-souris accompagnent le vol des frégates, rouges gorges, les pélicans sont sur la grève, je me retire en eaux troubles…

ETRANG'ER
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