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Les couloirs

Publié le par Mathias LEH

Ethen M. Frohm n’est pas née ici, à C. Pilote, elle n’y vit que depuis quelques mois. Sa jeunesse dans un bourg de la métropole reste floue, jonchée de souvenirs épars. Son père était là, avant la chute, il se souvenait mais gardait cette pudeur incandescente et n’en disait pas plus que quelques mots, il effleurait toujours le sujet.

Elle, languide, marchait depuis son arrivée le long des plages, dans les allées mal goudronnées des rues montant vers les jungles. Elle était posée là comme un transfuge étrange, le temps semblait passer sur elle comme un voile. Pas de plainte, pas de décalage concret, on aurait pu dire que tout allait pour le mieux, à la surface.

Je ne l’ai pas abordée tout de suite, j’en étais incapable. D’elle, on ne disait rien, elle est arrivée, comme tant d’autres auparavant et comme d’autres ensuite. Son mari, ses enfants, ses cartons. Ils la regardaient à peine. On ne parle pas d’elle, pas spécialement. Pas avant. Son mari avait pris la précaution de cet éloignement sur cette île, cet ailleurs aux mêmes lois. Ethen ne déambulait jamais. Elle couchait les enfants, elle vérifiait chaque chose de la maison, elle ouvrait les fenêtres, verrouillait les moustiquaires et partait lorsque le mari était dans son bureau, verre d’alcool et cigarettes. Elle faisait grincer la porte du jardin et partait.

Je la voyais toujours passer. J’y ai prêté attention au fur et à mesure. Un rituel progressif. Je me demandais au fur et à mesure à quelle heure elle repasserait, ce qu’elle avait pu faire… Je me suis peu à peu intéressé à elle. Etait-ce alors sexuel ? Qu’est-ce qu’un homme d’ici pouvait espérer de cette femme ? Pourquoi aller plus avant ? J’ai tendu l’oreille.

Elle ne travaillait bien évidemment pas, ces femmes-là ne travaillaient presque jamais, ou alors des métiers permettant d’assurer l’éducation des enfants et la tenue de leur intérieur. Ethen ne travaillait pas. Elle n’en disait rien, cela semblait immuable, elle faisait ce qu’elle pensait devoir faire, tout semblait réglé comme du papier à musique. Le doux chant des habitudes, où qu’elle soit, le lieu lui semblait totalement accessoire. Elle prenait ce qui était, elle déposait son existence dans le bol de fausses certitudes, elle paraissait si creuse en fait, cette vie !

Je me souviens du premier jour où je suis parvenu à la croiser dans la rue. Je suis sorti peu de temps après son passage, elle allait vers la plage, je voulais aller me baigner, malgré la nuit… Je suis arrivé sur le sable noir, elle était là, elle regardait au loin, elle n’a pas prêté la moindre attention à ma présence. Je me sentais papillon de nuit, happé par sa blancheur de marbre, ce vide si attirant, envie qu’elle réagisse, qu’elle bouge enfin !

Elle est passée tout proche, ses yeux dans le flou, elle était ailleurs, restait elle sans cesse ainsi ? Que font-ils eux, le mari ; les enfants ? Pas un mot, pas un bruit, pas d’amour, pas de trace, pas de haine, surface, surface, calme est l’onde.

Ethen, je cours à ta suite, je veux savoir, est-ce la curiosité qui me mène sur ce chemin ? Vais-je aller forcer tes barrages ? Que suis-je donc en train de faire ?

Elle n’accompagnait pas les enfants à l’école, il le faisait. Elle attendait leur retour dans l’après-midi, elle ne sortait jamais alors, j’ai demandé, j’ai enregistré chaque jour de sa vie, pas à pas, dans cette intimité que je fabriquais entre elle et moi.

Certains soirs, soudain, je me demandais pourquoi je tombais ainsi dans sa toile ? je la tissais moi-même, ma vie vide ? Je ne crois pas, elle exerçait fascination sur le petit bonhomme que j’étais. Elle était cet enfant mutique que l’on rêve enfin d’entendre parler et rire.

Alors, mois après mois, je l’ai accompagnée dans ces promenades nocturnes, elle ne m’a pas tout de suite remarqué puis s’est retournée en voyant que je la suivais franchement. Je ne voulais pas l’effrayer mais la peur ne semblait être dans la palette de ses émotions. Elle m’a souri quand je me suis approché. Elle n’a pas dit le moindre mot, a-t-elle vraiment souri ?

Je suis d’ici, je n’ai grande importance et elle prend cette place, la place de l’absente, la place vide, elle s’emplit de tout ce qui pourrait passer mais c’est comme si rien jamais ne pouvait s’imprimer. Elle reste ce sable de la grève, à jamais délavé par la caresse des vagues.

D’Ethen, je me souviens les longues marches, le silence abyssal, mes mains, je voulais m’emparer des siennes.

Je me suis lié avec leur bonne, Marie Charline, elle s’amusait secrètement de mes questions, elle me croyait transis d’amour, l’étais-je ? Est-ce donc cela ? Cette attirance vers ce blanc, cet inaccessible ? « La patronne » sait pas, elle parle pas trop, je ne sais jamais si elle est satisfaite de mon travail mais elle est juste, elle ne crie pas, elle reste en retrait. Les enfants lui sont attachés, ils lui courent parfois après, elle les calme, elle attend. Oui ; la patronne toujours on dirait qu’elle attend…

Ethen, longue, blanche et rectiligne, allure éthérée mais charmante, de longs cheveux châtains, toujours détachés, elle portait uniquement des robes, jamais cintrées, les choisissaient-elles pour cela ?

Je tournais en rond dans ma tête, je cherchais, je me faisais des jours et des nuits de scénarios pour expliquer le pourquoi du comment. Comment dire ?

Ensuite, j’ai pu attraper des bribes, des morceaux et construire mon histoire d’Ethen. Il n’y a pas d’Histoire d’Ethen, je ne sais qu’une chose, c’est impossible. Nous sommes condamnés à lui donner forme, à mettre un peu beaucoup en elle ce que nous croyons qu’il y aurait, ce que nous voudrons ?

Elle n’était pourtant pas un bloc de passivité, une tortue échouée sur les plages de mon île. Elle riait, elle aimait, de son territoire, avec sa saveur sans cesse surannée.

Peut-être. De là-bas.

J’aimerais m’effacer totalement, laisser sa voix recouvrir mon récit. Prendre corps dans sa trace silencieuse.

Quand nous avons commencé de parler, quand elle a pris soudain ma main, dans ce soir comme tant d’autres. Nous avions peu à peu pris habitude, à l’orée des plages et des réverbères jaunis, dans le chant régulier des grenouilles nocturnes. Nous marchions simplement côte à côte. Personne n’en a jamais parlé. Nous avions un secret. Un temps. Une cavale sourde, une fin inscrite au bout du chemin. Je rentrais chez moi, elle poursuivait jusqu’à sa demeure.

Combien de soirées réglées ainsi ?

L’imprévu, le bruit, la foule, tout cela était banni. Elle menait le bal. Elle semblait détecter les erreurs, les variations et tournait pour éviter toutes confrontations inutiles. J’eusse été bien présomptueux de croire que j’en étais la cause. Elle rôdait ailleurs. Elle m’acceptait juste.

Du soir où elle avait saisi ma main, elle ne la quitta plus. J’aimais ce rôle de suivant.

Nous nous sommes assis devant les flots. Tout ce silence, je me parlais en moi-même. Lentement, garder mon calme. Que vivions-nous ? Etais-je le seul à m’en soucier ?

J’ai alors demandé. Elle ne répondait jamais franchement. Elle gardait ce sourire dans le vide. Elle levait les yeux quand passait une chauve-souris, les soirs de pluie, elle observait le ballet des crapauds le long des trottoirs. Quel sens cela pouvait-il bien prendre pour elle.

Elle parlait de sa ville, de son existence passée, je n’ai ressenti la moindre nostalgie. Quand ses parents viendraient, elle le savait, elle enregistrait les données, il ne s’agissait pas d’en penser vraiment quelque chose. Elle était comme prise dans le quotidien tel la fourmi dans la toile. Elle faisait l’objet de nombreuses sollicitudes sans bien comprendre pourquoi.

J’ai appris à nourrir notre errance. J’ai décelé à force comme une ligne de fuite et un point de non-retour.

Elle ne disait jamais oui, elle n’acceptait ni ne refusait. Les idées faisaient un long chemin puis venaient éclore soudain. Elle m’a finalement invité à nous baigner dans la tiédeur salée de ces nuits. Elle était là comme partout. Elle traversait les eaux comme si elle venait d’apprendre à le faire et pourtant tout semblait immobile autour.

La sensualité explose, dans mille et une parties de mon être. Je l’étreins, elle se débat, me griffe puis m’étreins en retour et pleure. Elle pleure !

Elle m’a mené à moi, dans cette chambre, chez moi. Nous faisions parfois l’amour. Je revenais là comme automate. Sans l’ombre d’une culpabilité, tout restait si irréel, ce qui faisait que nous pouvions répéter cet acte à l’infini, aussi souvent qu’elle le voudrait. Et pourtant, pourtant, je la désirais, sans question, sans bruissement ni râle, dans une impalpable étrangeté.

Ethen se rhabillait, la robe glissait nonchalante sur son corps jamais abimée, aucunement souillé, avions-nous vraiment couché ensemble, était-elle là quand mon sexe avait pleuré pour elle ? De quel désir tapissions-nous cet écueil qui devint le nôtre ?

Je continuais de croiser son mari et ses enfants, les questions qui grouillaient ne les concernaient pas. J’étais pris de fièvres froides en pesant à elle. Pourquoi ?

Je n’ai jamais eu la moindre petit envie de partir avec elle, de la voir plus, de construire autre chose. L’impossible avait jeté ses lettres d’or sur nous.

Au fil des mois j’ai senti venir. Des mots, toujours les mêmes mais pris sempiternellement dans des tournures différentes. Des messages dans les brumes, du moins je voulais y penser. Elle avait le don de me donner envie de savoir, de me donner sens dans le non-sens qui nous envahissait chaque soir un peu plus.

Les mots décrivaient chez elle un tourbillon lent et sourd, ils revenaient se poser au même endroit, elle parlait de cette voix légèrement trop grave. Elle revenait se heurter aux parois de sa propre incompréhension mais cela n’avait pas même nom. Je voyais une enfant cherche les mots qui la libérerais du vide, elle voulait donner corps à son expérience mais le sol se dérobait de sous elle.

Ils ont beaucoup parlé ensuite, ils ont fait des hypothèses, je ne les crois pas. Son mari était aimant et ne voulait que la voir tranquille, il s’y exerçait tant qu’il le pouvait en fonction de ses impératifs, elle ne se plaignait jamais. Les enfants ne remuaient pas trop. Ils avaient perçu la faille et ne voulaient que chacun sombre à sa suite.

Ethen attirait la bienveillance que suscitent ceux qui nous font peur. Bienveillance car elle n’agressait en rien le monde de par sa position. Elle veillait au chevet des espérances, à la limite des sentiments, dans le creux sans revirements de certains mots.

La scène, le jour du drame. Elle en avait parlé et je la sais en tous points sincère. Il avait fallu une rupture, un point de franchissement. Que cette porte entrouverte depuis longtemps s’ouvre fatalement. De cette journée, on avait retenu que l’effondrement, la perte de tout son être. Elle disait tout autre chose, elle parlait des rudes paroles, du flot des demandes et de sa panique face à la disparition.

Elle s’était perdue dans un petit bois des alentours de son habitation et n’en était ressortie que le lendemain. Elle ne parlait plus. Elle était devenue alors mutique, le regard totalement vide. Puis elle avait forcé, dans les jours suivants, tous les barrages parentaux voire amicaux lui intimant l’ordre de rester chez elle, elle s’était alors insurgée et avait pris ses affaires pour s’enfuir. Ils avaient eu peur et l’avait placée en maison de repos.

Dans cette nuit, dans ce flot bleu et noir, que se passa-t-il ?

Elle m’a parlé des jours et des nuits, à demi-mot, sans jamais aller loin, de ce moment, de sa stupeur. Et un mot qui sans cesse peuplait son langage, « revenir ».

Ethen est partie comme elle était arrivée, nous ne nous sommes pas dits quoique que ce fut par rapport à tout cela. Sans doute son mari voulait-il la mettre à l’abri et comme sa disparition avait été la cause plutôt que la conséquence, retourner en métropole risquait de tout arranger pour eux. Je continue de croire que ce n’était pas de ce ressort et elle doit marcher dans quelques rues afin de tordre le coup à cette idée…

Les couloirs
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